Aliments invendus : stop au gaspillage

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dossier du Dauphiné Libéré du 20/02/2015
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DE NOMBREUSES INITIATIVES EXISTENT DÉJÀ EN ISÈRE

Qui a dit qu’il fallait attendre que les propositions de loi aboutissent pour que les choses changent ? Malgré la cacophonie parlementaire concernant le gaspillage alimentaire (lire en page 3), la majorité des supermarchés isérois ont déjà pris leurs dispositions depuis un petit bout de temps.


« L’État ne peut pas tout », professait Lionel Jospin en 1999 lors d’une interview télévisée. Une phrase, qui, sortie de son contexte purement économique, semble être épousée amoureusement par plusieurs dirigeants de grandes enseignes alimentaires.


Non, certains n’ont pas attendu que la machine législative s’emballe pour s’atteler au problème des denrées périssables. « Avant, tout le monde gaspillait énormément, se souvient Karim Hlilou, gérant du Carrefour Market de Ruy. Mais depuis quelques années, nous donnons nos produits aux Restos du coeur lorsqu’ils approchent de la date de péremption. C’est bien… De toute manière, il fallait trouver l’équilibre entre société de consommation et raison. »
Si les grandes enseignes agissent seules, comme des grandes, une proposition de loi sur la question avait néanmoins récemment été déposée puis retoquée par l’Assemblée nationale. Et ce, au grand dam des principaux acteurs, qu’ils soient hommes politiques, bénévoles ou gérants de supermarchés. « Une petite aide de l’État sur ce dossier nous ferait du bien », note Audrey Marcelin, de la Croix-Rouge de Vienne.


« Cette loi était une excellente idée », regrette de son côté Karim Hlilou, démontrant la prise de conscience collective des patrons de grandes enseignes de distribution.


À Chasse-sur-Rhône, la direction du Géant Casino a, par exemple, décidé, en plus de donner ses denrées périssables en fin de vie à la Banque Alimentaire, de s’associer depuis six ans au zoo de Saint-Martin-la-Plaine (Loire). Le créateur du parc, Pierre Thivillon, peut ainsi, pour son plus grand bonheur, « nourrir ses 1 000 animaux avec 95 % de nourriture gratuite et de très bonne qualité ».


Elles sont belles ces histoires car elles prônent une certaine vision de la solidarité. « On préfère donner aux organismes qui en ont besoin plutôt que de jeter et gaspiller. C’est bien normal, relativise Sylvain Francou, directeur adjoint du Leclerc de Bourgoin-Jallieu. Du coup, nous offrons tous les produits hors charte, c’est-à-dire qui n’entrent plus dans nos critères de qualité, à la Croix-Rouge, depuis des années. »


Une opération également mise en place au centre Lidl de Vienne une fois par semaine.


La démocratisation de cette liaison associations-supermarchés permet en plus à ces derniers de « soigner leur image », note Karim Hlilou, avant d’ajouter : « Produire jusqu’à la saturation nous dessert. »


Une conception nouvelle de la consommation qui permet à plusieurs centaines de personnes dans le besoin de se nourrir décemment en Isère.

« ON A DONNÉ PLUS DE 30 000 € DE PRODUITS EN 2014 »

Tous les matins, des bénévoles de la Banque Alimentaire se rendent à l’Intermarché grenoblois du boulevard Maréchal-Foch récupérer 6 à 8 caisses de produits consommables. « L’association est très bien organisée, explique Louis Simone, directeur de l’enseigne et de celle située à l’Esplanade. La Banque Alimentaire prend les caisses pleines et nous les rend vides. » L’an dernier, Intermarché Foch a ainsi donné « plus de 30 000 euros de denrées alimentaires, plus de 40 000 en 2013 ». Il ne s’agit pas, ici, de produits périmés, mais de denrées dont le contenant ou packaging, abîmés, ne permettent plus de les remettre à la vente (une boîte de conserve usée, un paquet de pâtes qui a été déchiré…). « On ne peut plus vendre ce genre de produits mais ils sont parfaitement consommables, explique Louis Simone. Cela fait désormais quatre ou cinq ans que je redistribue ces produits pour cesser le gaspillage. En plus de la Banque Alimentaire, on donne des produits, essentiellement secs, à la paroisse Saint-André qui les redistribue ensuite, sans distinction de religion. » Si le don à des associations caritatives offre un petit retour fiscal, cela reste une goutte d’eau dans la comptabilité des enseignes. Alors que les dons sont plafonnés à 30 000 euros, Intermarché, dont le chiffre d’affaires s’élève à plusieurs millions d’euros, ne récupère que 20 000 € d’allégement fiscal.


Et Louis Simone n’est pas favorable à une loi pour lutter contre le gaspillage. Il prêche davantage la sensibilisation et l’incitation. « On a besoin d’une organisation non contraignante. Cela ne doit pas représenter une surcharge de travail, notamment logistique. Si nous devions nous-mêmes livrer les produits, on devrait embaucher et cela se répercuterait sur les prix. Il faut inciter et sensibiliser. La loi pourrait proposer une sorte de crédit d’impôt. Cela justifierait alors des créations d’emploi. Aujourd’hui, la sensibilisation se fait au niveau du groupement. Intermarché a ainsi de nombreux partenariats locaux. » La logistique reste aujourd’hui le point le plus compliqué. À Noël, Louis Simone a ainsi voulu donner des barquettes de saumon fumé, dont les paquets avaient été endommagés, à une célèbre association. Celle-ci, faute de pouvoir venir les chercher elle-même, a purement et simplement décliné. Intermarché a finalement pu céder le saumon à une autre structure…

« NOUS SOMMES SENSIBLES À LA DÉMARCHE, MAIS PAS FAVORABLE À CETTE LOI »

Une loi qui irait dans le sens de la lutte contre le gaspillage alimentaire semble, de prime abord, correspondre aux attentes de la Banque Alimentaire. En effet, sa création, en octobre 1984, répondait à un cri de colère lancé par soeur Cécile Bigo dénonçant dans la presse le scandale de la pauvreté qui cohabitait avec le gaspillage de denrées alimentaires. Pourtant, aujourd’hui, sans dédire un mot de cette volonté, le président de la Banque Alimentaire de l’Isère, Bernard Perry, avoue qu’il n’est pas pour cette loi. « La fédération est sensible à la démarche mais pas favorable à une loi. Tout d’abord, nous préférons l’incitation au don à une obligation. Mais surtout il faudrait aller beaucoup plus loin dans les détails. » Pour lui, l’obligation faite aux grandes et moyennes surfaces, celles qu’il a toujours appelées ses « partenaires », de donner pose des problèmes de logistique. « Il faudrait alors se demander qui pour aller chercher les produits qui arrivent à péremption ; comment se répartir les produits parmi les associations et qui devrait payer la logistique. » Il lui semble que les relations vont « se tendre » et que « toutes les dérives seront possibles ». Bernard Perry s’inquiète aussi pour les bénévoles : « Aujourd’hui, nous travaillons quatre jours par semaine. Mais si la loi passait, nous aurions l’obligation de “ramasser” aussi le samedi » puisqu’il y a une date de péremption. D’autant plus que si la Banque Alimentaire est « très en avance sur la logistique », avec des camions, un système informatique pour la traçabilité des denrées… il n’en est pas de même pour toutes les associations. Il rappelle également que, si certaines enseignes ne jouent pas le jeu, « d’autres ont une vraie culture du don et les quantités données sont déjà importantes ». Cependant, loin de “cracher dans la soupe”, le président de la Banque Alimentaire de l’Isère regarde avec « un a priori favorable toute mesure qui vise à améliorer la lutte contre le gaspillage alimentaire. Nous serions plus favorables à des mesures de défiscalisation ou une incitation à un meilleur tri de la part des grandes surfaces ». En somme, une loi devrait prendre en compte « une concertation entre tous les acteurs pour en définir les modalités de mise en oeuvre ».
 

240 000 PLATS CUISINÉS ISSUS DE DONS SERONT FABRIQUÉS À SEYSSINS

Le restaurateur du “5” à Grenoble, Pierre Pavy, n’a nul eu besoin du Guide Michelin pour décrocher ses 3 étoiles… “solidaires”. Elles lui sont acquises. Lui, le “5” de coeur qui sert depuis des années des repas à Noël aux plus démunis. Ce chef engagé sur tous les fronts vient de remporter une belle bataille engagée il y a deux ans, aux côtés de la Banque Alimentaire de l’Isère et de l’association SDF. La lourdeur et la lenteur des systèmes français et européen n’ont pas été leurs meilleurs alliés dans leur lutte contre le gaspillage alimentaire. Mais c’est du passé désormais. « En mai, nous allons pouvoir transformer des surplus de viande périssable offerts par les grandes surfaces dans les cuisines d’un collège de Seyssins. Ce sont 240 000 plats cuisinés et mis sous vide qui vont être confectionnés dans le respect de toutes les règles sanitaires imposées par la législation française. Ces portions seront livrées à la Banque Alimentaire, qui aura six jours au moins pour les redistribuer », se réjouit Pierre Pavy. Ne manque plus au chef que de dénicher sa perle rare des fourneaux. « Un cuisinier hors pair » capable d’orchestrer l’arrivée des pièces de viande pour concevoir d’ingénieux petits plats prêts à être dégustés.


Alors, comment cette idée pleine de bon sens a-t-elle germé ? « Il y a 5 ans, 80 Roms sont arrivés un soir à Grenoble. La Ville n’a pu faire face. Me Balestas, le bâtonnier, m’a demandé de leur faire à manger. Ce que j’ai fait. Je leur ai servi ces repas, mais pas dans mon restaurant. Grossière erreur ! J’aurai pu aller en prison pour ça ! », admet Pierre Pavy. La prise de conscience ce soir-là de la difficulté d’aider, « faute à des considérations politiques, économiques ou administratives », est douloureusement réelle. Autant que la situation dramatique liée à la crise que vit Bernard Perry, le patron de la Banque Alimentaire, obligé de jeter des denrées dont les dates de péremption sont trop courtes pour être redistribuées. « Il fallait agir ! », peste le chef. Aujourd’hui, le résultat est là, « on offre un modèle économique viable, en réaction à la crise ! », conclut l’étoilé au grand coeur. Et, cerise sur le gâteau, la cuisine seyssinoise accueillera par la suite un chantier de réinsertion, où, en plus de donner une deuxième vie à des denrées condamnées au rebut, une deuxième chance sera offerte à des cabossés de la vie.

TROIS QUESTION À… JEAN-PIERRE DECOOL DÉPUTÉ DU NORD À L’INITIATIVE DE LA PROPOSITION DE LOI VISANT À LUTTER CONTRE LE GASPILLAGE ALIMENTAIRE

  • Selon le gouvernement, pour un foyer de quatre personnes, 20 à 30 kilos de produits alimentaires sont jetés chaque année. Comment l’expliquez-vous ?

«C’est tout simplement l’une des séquelles de la société de consommation. J’ai un autre chiffre : 25 % de la production alimentaire européenne n’est pas consommée. C’est aberrant ! Je vais vous livrer un témoignage que m’a raconté un livreur de viande. Coincé dans les embouteillages, il est arrivé avec deux heures de retard sur son lieu de livraison. C’était déjà trop tard. La direction avait déjà commandé un autre camion et le sien a été javellisé. Toute la nourriture a été perdue. Nous n’avons plus le droit de faire cela à une époque où des gens meurent de faim ! Et on ne peut pas non plus rester les bras croisés. Il faut agir !»

  • C’est la raison pour laquelle vous avez déposé une proposition de loi à l’Assemblée nationale…

«Oui, exactement. Ma proposition comportait trois points essentiels. D’abord, l’éducation alimentaire en milieu scolaire. Il faut éduquer nos enfants car le gaspillage alimentaire est une culture, un état d’esprit. Il convient de modifier cela. Il faut aussi intervenir auprès des familles, leur apprendre à cuisiner d’autres aliments, à choisir des légumes moches. Certaines enseignes effectuent en ce moment des campagnes publicitaires mettant en avant les “légumes monstrueux”, pas calibrés. C’est une bonne chose. Ensuite, il faut obliger les supermarchés d’une surface de plus de 1000m2 à mettre en place des conventions avec les associations caritatives. Beaucoup le font déjà mais il faut aller plus loin en défiscalisant le don. C’est à graver dans le marbre car il faut une compensation, une relation gagnant -gagnant. Enfin, dernier point, il est temps de mener une réflexion à propos des dates limites. Il faut absolument éclaircir tout cela car le consommateur s’y perd.»

  • Votre proposition a été retoquée par l’Assemblée nationale le 5 février. Pourquoi ?

«C‘est le jeu politique qui veut cela. Je suis apparenté à l’UMP, pas encarté… C’est ainsi, mais je déplore qu’il n’y ait pas eu de débat. Un rapport est en train d’être effectué, c’est bien… Le problème c’est que le gouvernement perd encore du temps sur ce dossier. J’avais commencé le travail dès l’été dernier, justement, car il est urgent d’agir. Je suis allé à la rencontre des producteurs, des dirigeants d’enseigne et même de certains proviseurs de collèges qui doivent jeter jusqu’à 10 % de leurs repas sans pouvoir les donner à quiconque. Mais l’important est que cela se fasse, tous bords politiques confondus, et qu’on y soit tous associés. Cette proposition doit faire l’unanimité.»


UNE PROPOSITION DE LOI JUGÉE « INCOMPLÈTE »

Le 5 février, l’Assemblée nationale a renvoyé la proposition de loi concernant le gaspillage alimentaire initiée par le groupe UMP, la jugeant « incomplète. » Le texte, porté par le député du Nord Jean-Pierre Decool et signé par 94 élus, tous camps confondus, proposait des signatures de contrats entre les supermarchés et des associations, ainsi que des actions de sensibilisation, notamment dans les écoles. « On en parle aujourd’hui mais ce problème dure depuis trop longtemps », s’agace le député. L’Assemblée nationale demeure dans l’attente d’un rapport sur cette question qu’est en train de rédiger l’ancien ministre délégué à l’Agroalimentaire Guillaume Garot. Un rapport qui devrait être rendu au mois d’avril.

Le chiffre :

770 kilos, c’est ce que représente la “ramasse” dans un magasin de l’agglo grenobloise par matin (du lundi au jeudi). Soit environ 492 tonnes de produits frais (fruits et légumes, viandes et laitages, viennoiseries) récupérés en Isère en 2014 dans les grandes surfaces. 372 tonnes sont livrées par l’Union européenne (conserves, lait, pâtes, huile, viande ou poisson congelé), 226 tonnes proviennent de la collecte annuelle d’automne, 135 tonnes des fabricants agroalimentaires et 66 tonnes des autres Banques Alimentaires. Soit quelque 1 300 tonnes en 2013, qui représentent 2,6 millions équivalent repas.